Comment le Maroc redevient un Grand d’Afrique

08/04/2014 19:31
La tournée de trois semaines qui, en février-mars, a conduit le roi Mohammed VI dans quatre pays de l’Afrique de l’ouest est riche d’enseignements. En Côte d’Ivoire, en Guinée Conakry, au Gabon comme au Mali, le roi du Maroc a affirmé une vision géopolitique qui confère au Maroc un rôle essentiel dans l’avenir de l’émergence de l’Afrique et de sa coopération avec l’Europe. Voici pourquoi ses chances de réussite sont réelles.

Depuis qu'il a accédé au trône en 1999, le roi du Maroc a effectué bien des visites chez ses voisins d'Afrique. C'est là un comportement "normal" pour un chef d'Etat. Mais la tournée de trois semaines qu'il vient d'accomplir en Afrique de l'ouest subsaharienne, du 18 février au 8 mars, revêt plusieurs caractères particuliers. D'abord par son exceptionnelle durée, qui manifeste en soi l'importance de l'engagement. Ensuite et surtout, parce qu'elle conduit à mettre en lumière une stratégie de diplomatie d'engagement et d'influence - économie et gouvernance, religion, géopolitique intercontinentale - qui s'inscrit tant dans une modernité en devenir que dans les profondeurs de l'histoire du royaume alaouite.

Cinquième puissance économique d'Afrique

 Vu d'Europe, le Maroc, cinquième puissance économique d'Afrique, paraît certes un pays relativement modeste, avec un PIB de seulement 105 milliards de dollars en 2013, tandis que celui de son voisin algérien atteint plus du double (240 milliards) et pour une population d'importance comparable (32 millions au Maroc, 35 millions en Algérie).

Mais, on le sait bien, le Maroc ne dispose pas de la colossale rente pétrogazière de l'Algérie - même en baisse, celle-ci représente encore 63 milliards de dollars de recettes en 2013, soit 98 % des exportations du pays -, et si le PIB dit le présent, il n'énonce pas l'avenir, en ce sens que l'accomplissement du potentiel d'un pays relève aujourd'hui de bien d'autres paramètres : capacité à en réformer les structures, à améliorer la gouvernance publique et le climat des affaires, à inspirer la confiance aux investisseurs, à réaliser des infrastructures, à faire progresser les droits universels et à faire accepter des réformes sociétales avec un consensus suffisamment large pour préserver la paix sociale et la stabilité du pays…

Réformes et réconciliation nationale

Tout cela, le Maroc l'a accompli ou engagé depuis une quinzaine d'années. Que l'on se rappelle par exemple de la réforme du statut de la famille (Mudawana, 2004) qui a fortement atténué la possibilité de polygamie sans toutefois l'interdire formellement (le candidat polygame doit prouver devant un tribunal qu'il a les moyens matériels de faire vivre dignement sa deuxième femme, alors qu'avant la polygamie allait de soi). Une avancée renforcée par la Constitution de 2011, qui affirme l'« égalité civile et sociale entre l'homme et la femme ».

Adoptée par voie de référendum - et même plébiscitée, avec 97,58 % de oui et un taux de participation de 75,50 % -, cette Constitution marque aussi une avancée certaine vers la monarchie parlementaire, le roi ayant accepté de se défaire de certaines prérogatives. Par exemple, la Constitution stipule formellement que le chef du gouvernement doit être issu du parti majoritaire à l'Assemblée, alors que le choix du roi n'était soumis jusque-là à aucune obligation ; de même, c'est au chef de gouvernement qu'est désormais dévolu le droit de dissoudre la chambre basse du Parlement.

Avancées démocratiques

Qu'on se rappelle enfin la mise en chantier, par cette même Constitution de 2011, d'une organisation territoriale modernisée, l'article premier stipulant que "l'organisation territoriale du royaume est décentralisée, fondée sur une régionalisation avancée".

Autant d'avancées démocratiques qui, si elles restent à parfaire - une partie de la jeunesse, notamment le mouvement du 20 février [2011] souhaite que les avancées soient plus rapides  -, ont été soulignées début mars par le député européen Gilles Pargneaux,  président du Groupe d'amitié Maroc-UE :  « Le processus démocratique au Maroc renforce son attractivité économique », a-t-il estimé, lors d'une visite à Rabat.

Lui faisant écho, Frédéric Rouvillois, professeur français de droit public, considérait également début mars que, au travers sa politique de régionalisation avancée, "le Maroc ambitionne de devenir un modèle pertinent pour des pays comparables" et démontrer que la régionalisation n'est pas l'apanage des pays riches.

Travail de mémoire et de réconciliation

Mais au-delà de ces réformes, les années 2000 du Maroc auront aussi été marquées par l'immense travail de réconciliation nationale. Créée en janvier 2004, l'Instance Equité et Réconciliation (IER), qui fut active jusqu'en novembre 2005, était compétente pour connaître des violations graves des droits de l'homme commises depuis l'indépendance du pays et jusqu'à la date de la création de la première instance d'arbitrage d'indemnisation, en 1999, soit pendant plus de 43 ans. Selon les sources officielles, l'IER a reçu plus de 22 000 plaintes et en a instruit plus de 16 800. Elle a rendu 58% de décisions positives et identifié plus de 9 000 personnes devant bénéficier de réparations. Certes, personne ne prétend que rien n'aura échappé aux mailles du filet. Mais le travail de mémoire et de réconciliation accompli par le pays n'en est pas moins considérable, et lui fait honneur, alors même que d'autres en sont encore à occulter sous une chape de plomb les périodes sombres de leur histoire.

L'immense avancée de l'équipement en infrastructures

" Le pays a franchi d'importantes étapes en ce qui concerne son développement économique et social », lit-on dans le Rapport 2013 du FEMISE, le Forum euro-méditerranéen des instituts de sciences économiques, publié en janvier, et auquel nous avons consacré un article.

En effet, côté infrastructures, plusieurs initiatives à caractère exemplaire témoignent de la considérable avancée marocaine. C'est le cas du port de Tanger Med (2007). Son succès dépasse les meilleurs pronostics de trafic (+ 30 % dès 2009, d'où la création de Tanger Med II, livrable en 2015), et la vaste zone industrielle adjacente (935 hectares), réalisée en partenariat public-privé (une première au Maroc) a déjà permis de créer plus de 30 000 emplois, dans le sillage de l'installation de l'usine Renault ayant déjà généré à elle seule « 6000 emplois directs et quelque 30 000 emplois indirects », nous signalait en juillet 2013  Fouad El Omari, député et maire de Tanger (LIEN).

C'est aussi le cas du TGV Casablanca-Rabat-Tanger, en cours de réalisation : son inauguration est prévue pour 2016 - il sera alors le premier TGV de tout le continent africain.

Haute technologie

Troisième exemple d'importance, la réalisation du site phare du plan solaire marocain, plus vaste parc photovoltaïque d'Afrique (33 km2), en construction à Ouarazate, dans la région de Souss-Massa-Draâ, au sud-est de Marrakech. Livrable en 2015, la centrale est conçue pour produire 500 MW, soit l'équivalent de la demande d'une ville de 250 000 habitants.

A tout cela, il faut encore ajouter des performances remarquables du pays dans des activités de haute technologie. C'est par exemple le cas de la jeune industrie aéronautique marocaine, qui compte à ce jour une centaine d'entreprises générant 10 000 emplois, et dont les exportations ont progressé de plus de 12 % en 2013.

Cerise sur le gâteau : en 2013, les investissements directs étrangers (IDE) au Maroc se sont élevés à quelque 5 milliards de dollars, ce qui fait du royaume alaouite le premier pays africain et le leader dans la région MENA (Afrique du nord et Proche Orient) durant cette période, révélait le 5 mars dernier Driss Azami El Idrissi, le ministre du Budget. Il s'agit là d'un nouveau record, représentant quasiment le double de celui enregistré en 2012, avec 2,84 Mds $ d'IDE.

La tournée ouest-africaine : 
quelque 80 accords signés en trois semaines

De ce fait, lorsque Mohammed VI rend visite au Mali, à la Guinée Conakry, au Gabon et à la Côte d'Ivoire,  c'est un "monarque éclairé"  auréolé du prestige d'une modernité en train de s'accomplir que les chefs d'Etat reçoivent avec faste, comme on a pu l'observer.

Certains propos échangés dans ces circonstances ont pu surprendre des oreilles européennes : " le Maroc est une grande puissance " a déclaré un ministre d'un pays hôte. Surprenant, et pourtant (relativement) exact : le Maroc est en effet une grande puissance régionale, si comparé à un pays comme la Côte d'Ivoire, dont le PIB à 24 Mds $ est quatre fois moindre, et encore plus vis-à-vis du Sénégal (14,3 Mds), du Mali (22 Mds) et bien sûr de la Guinée Conakry Cinakry, dont le PIB 2012 culmine à seulement 5,6 Mds $.

Capacité à se moderniser

Mais encore une fois, au-delà du PIB, le Maroc apparaît pour ces pays comme l'exemple de cette capacité à se moderniser dont ses interlocuteurs savent bien qu'elle est indispensable s'ils veulent, eux aussi, prendre en marche le train du destin prometteur que les prospectivistes prédisent à l'Afrique du XXIe siècle.

Ainsi, l'expertise et le savoir-faire que le Maroc a accumulé depuis plusieurs années, notamment grâce à sa coopération avec l'Europe - et la France en particulier, son premier partenaire - a-t-elle débouché sur la signature de quelque 80 conventions et accords avec quatre pays visités par Mohammed VI.

Dans son discours d'ouverture du Forum économique d'Abidjan, le Roi a considéré que la « crédibilité veut que les richesses de notre Continent bénéficient, en premier lieu, aux peuples africains. Cela suppose que la coopération Sud-Sud soit au cœur de leurs partenariats économiques (…) accompagnés par une action crédible et un engagement constant ».

Marge de pregression immense

Une perspective où la marge de progression du Maroc est immense, car à ce jour le royaume ne réalise que 2,5 % de son commerce extérieur avec l'Afrique, alors même que 85 % des investissements marocains à l'étranger se font déjà sur ce continent où le Maroc se place au deuxième rang, après l'Afrique du Sud.

Les accords signés lors de cette tournée attestent du déploiement concret de cette vision. En Côte d'Ivoire, 26 accords de partenariat public-privé et d'investissement couvrant de nombreux secteurs ont été signés : promotion et protection réciproque des investissements, coopération bancaire et garantie bancaire pour les PME, pêche maritime et aquaculture, tourisme, exportation, construction de logements sociaux, production de médicaments, enseignement supérieur, zones industrielles, deux conventions de financement pour 50 et 60 millions de dollars… Au Gabon, 24 conventions interétatiques ou accords ont été signés. Ils portent ici aussi sur  des secteurs très divers, tels  l'agriculture, la santé, l'habitat, la formation professionnelle, le secteur financier et bancaire, les mines, les TIC, le transport et le tourisme, la mise en place d'un Conseil d'affaires marocco-gabonais, un accord de partenariat stratégique dans le domaine des engrais, visant à  assurer la sécurité alimentaire.

Une multitude d'accords de coopération

Au Mali, 17 accords de coopération dans divers domaines ont aussi été signés, dont une importante convention pour la formation professionnalisante, entre l'Office marocain de la formation professionnelle et de la promotion du travail et le Fonds d'appui à la formation professionnelle et à l'apprentissage du Mali.

En Guinée Conakry également, une vingtaine de conventions et d'accords ont été signés. Ils concernent, entre autres, les secteurs de l'hydraulique, de l'énergie et des mines, du tourisme, de la pêche ou encore de l'éducation.

Des actes symboliques

Dans cette avalanche d'accords, dont l'objectif est de donner une forte impulsion au partenariat bilatéral du Maroc et de ses voisins d'Afrique de l'Ouest, pour en faire un modèle de coopération Sud-Sud, quelques-uns méritent aussi d'être remarqués pour leur valeur symbolique, le monarque marocain s'étant attaché à se montrer en leader proche du peuple.

En Guinée Conakry, Mohammed VI a lancé les travaux de rénovation de la mosquée Fayçal, pour un coût estimé à 400 000 euros et dont le financement sera assuré par le Maroc. A Bamako, en compagnie du président malien Ibrahim Boubacar Keïta, Mohammed VI a présidé à la pose de la première pierre pour la construction d'une clinique périnatale. En Côte d'Ivoire, il a aussi tenu à poser la première pierre du projet des Résidences Akwaba, programme de construction par le groupe marocain « Alliances » de 10 000 logements sociaux.

En Côte d'Ivoire également,  à la suite de la requête du Conseil supérieur des imams, Mohammed VI a répondu favorablement à une requête portant sur la formation au Maroc de quelque 500 imams et prédicateurs ivoiriens. Cette requête témoigne de la profondeur des liens religieux historiques de la monarchie - le roi est commandeur des croyants - avec les pays sahéliens, notamment à travers des confréries religieuses séculaires. La Guinée Conakry, la Tunisie et la Libye ont aussi demandé au Maroc de former leurs imams dans le culte malikite, reconnu pour son esprit d'ouverture et de tolérance. "Face à l'avancée du wahhabisme et du salafisme d'une part, et du chiisme iranien d'autre part, le roi essaie de créer une sorte de sainte alliance autour de l'islam malikite modéré, dont le Maroc serait le centre", analyse l'enseignant-chercheur à l'université Gaston-Berger de Saint-Louis au Sénégal Bakary Sambe, cité par Thomas Hubert dans un récent article du site de France24.

Une moisson de satisfecits

Si le Maroc est riche d'une large vision géopolitique, la question du Sahara occidental n'en est pas moins depuis plusieurs décennies au cœur de ses préoccupations.

On se rappelle qu'en avril 2013, la diplomatie marocaine fut surprise par un projet de résolution que voulait présenter Susan Rice, ambassadrice américaine à l'ONU, et qui aurait étendu aux droits de l'homme le mandat des Nations unies, présentes depuis 1991 au Sahara occidental - "Sahara marocain", selon la terminologie en vigueur à Rabat.

Ces "provinces du sud du royaume" sont, on le sait, revendiquées par le Maroc au titre de son droit historique, droit antérieur à la colonisation espagnole, remontant à ce XVIIe siècle où l'influence du royaume rayonnait jusqu'au Mali au sud-est (Tombouctou, Gao, Djenné) et au sud-ouest jusqu'au Sénégal, où certaines confréries religieuses reconnaissent aujourd'hui encore Mohammed VI commandeur des croyants, tout comme les Marocains. Mais, depuis le retrait espagnol en 1976, le contrôle de la région est aussi revendiqué par le mouvement indépendantiste Polisario, fortement soutenu par l'Algérie (et la Libye de Kadhafi) avec laquelle le Maroc est brouillé depuis le 6 mars 1976, date de la reconnaissance par l'Algérie de l'indépendance du Sahara occidental.

Soutiens explicites

Sur cette question "nationale sacrée" pour le Maroc, la tournée de Mohammed VI aura aussi permis d'engranger des soutiens explicites,  et qui s'avéreront un jour précieux dans le comptage onusien, car « la question du Sahara doit être résolue dans le cadre des Nations unies et à travers le dialogue avec toutes les parties », ont encore réaffirmé les membres des Parlements européen et panafricain dans leur déclaration commune à l'issue de leur réunion à Bruxelles, en marge du IVe Sommet UE-Afrique, les 3 et 4 avril derniers.

Ainsi, au Gabon, le président Ali Bongo Ondimba a "tenu à renouveler l'appui ferme et constant de la République gabonaise à la marocanité du Sahara et à l'intégrité territoriale du Royaume du Maroc". Le président de la Guinée Conakry, Alpha Condé, n'a pas été en reste : " Nous soutenons la position marocaine consistant à offrir une large autonomie aux Provinces du sud", a-t-il affirmé. En Côte-d'Ivoire, le président Alassane Ouattara a réaffirmé la position constante de son pays, soulignant que "l'initiative marocaine d'une large autonomie au Sahara constitue une solution idoine pour le réglement définitif de ce conflit ». Au Mali, enfin, le président Ibrahim Boubacar Keita a abandonné son soutien traditionnel au Front Polisario, affirmant que les efforts du Maroc pour régler le conflit sahraoui étaient "crédibles et sérieux" - le Maroc, qui contrôle 80 % de la région, propose une large autonomie, tandis que le Polisario, qui contrôle 20 % du territoire, au sud, exige l'autodétermination.